Sainte Radegonde et la légende de La Grande Goule
Paul Verdier
Bulletin de la Société de Mythologie Française
N° ISSN 1151-2709
N° 164 - Avril 1992
Bulletin Trimestriel
Il serait impardonnable de ne pas profiter de ce que la chrétienté célèbre en cette année 1987 le quatorzième centenaire de l’abbaye de Sainte-Croix à Poitiers pour parler un peu d’une des aventures mythologiques de la Sainte Reine en cette cité.
Il ne peut pas être inutile de rappeler toute une part de notre passé religieux antérieur au christianisme dans cette région comme dans beaucoup d’autres. En celà, je ne ferai que de traiter de mythologie française et j’essaierai donc d’éclairer mon propos d’un jour quelque peu inédit.
Quelques constatations :
C’est en l’an 587 que la reine de France, Radegonde, fuyant son mari et la barbarie de sa cour, son paganisme également, vint s’installer dans la région de Poitiers d’abord, dans la ville même ensuite, et y fonda un grand monastère de femmes. Sa venue dans le pays s’apparente à une vaste épopée mythique, puisqu’elle est émaillée de merveilles telles que n’en peuvent connaître que les saints, et parmi les plus grands. Alors que, femme sans défense, elle abandonne la cour dont elle était la maîtresse, elle ne doit sa liberté qu’à l’incapacité de son mari de la rattraper : pour lui échapper, elle fait, par exemple, croître et mûrir des avoines en plein mois d’Avril, parce qu’elle a alors rencontré sur son chemin un pauvre semeur qui eut pitié d’elle et de ses suivantes et qui voulut bien les cacher à leurs poursuivants...
Quand elle fut arrivé à Poitiers, elle installa son monastère auprès des fortifications, établissant même l’une des églises conventuelles hors les murs et c’est notre actuelle église Sainte-Radegonde. Ce temple est à quelques centaines de mètres d’un faubourg, situé à l’Est de la ville et dit de Montbernage ; presque en face de l’église, sur l’autre rive du Clain sourd une source peut-être sacrée autrefois et la rivière était guéable à cet endroit presque toute l’année...
C’est dans cette région de la ville que l’on connaissait une légende fort importante : un grand serpent ailé et anthropophage venait y sévir, arrivant d’un autre faubourg par la voie des airs depuis une grotte appelée encore aujourd’hui “ grotte à Calvin ”. Le Dragon dévorait tel ou tel personnage célèbre de la ville... Mais bientôt il aurait surtout pris l’habitude d’enlever quelques religieuses du couvent pour apaiser sa faim. Ainsi, si le Dragon est anthropophage, il devient surtout, pour tous, mangeur de femmes, ou mieux dévoreur de vierges... Et ce dernier point me paraît tout à fait fondamental pour la légende.
Jouyneau Desloges, dans les Mémoires de l’Académie celtique en 1809, reprenant dans beaucoup de points un texte de Thibaudeau dans son Histoire de Poitiers en 6 volumes de 1783, met ce dragon en parallèle avec le Graouilly de Metz et la Gargouille de Rouen, ajoutant même que l’on peut compter aussi parmi les monstres identiques, celui que connaît la ville de Niort et quelques autres également.
Ainsi, Poitiers présente une situation relativement rare en mythologie française, sans qu’elle soit pour celà exceptionnelle, et la ville fête à deux moments de l’année une sainte Saurochtone, durant les Rogations où elle est en compagnie de la Grand’Goule et au 13 Août (Note2).
Les saintes Saurochtone sont, dans le sanctoral chrétien, extrêmement rares, l’apanage de ce phénomène étant surtout dévolu à des saints. On connaît surtout une sainte Saurochtone, qui est presque le prototype de toutes ses soeurs : c’est sainte Marthe que le sanctoral célèbre à la fin du mois de juillet, le 29 exactement. Or, sainte Radegonde est célébrée quelques jours plus tard seulement, le 13 août. Peut-être conviendrait-il de voir dans le parallélisme des attributions une parenté plus importante dans la date d’inscription de leurs fêtes au sanctoral ; comme si l’on pouvait supposer que les saintes que les chrétiens vont fêter dans la dernière partie du mois de Juillet et la première quinzaine du mois d’Août ont cette particularité essentielle d’être d’abord Saurochtone. Ajoutons que sainte Marguerite, célébrée au 20 Juillet, est également présentée sous cette particularité.
Mais si toutes ces saintes ont leur célébration à ce moment de l’année rituelle, il faut encore préciser que leur victime était célébrée, elle, au sein de l’église catholique au cours de la cérémonie des trois jours des Rogations, instituée par l’évêque de Vienne, en Gaule, saint Mamert, dans le cours du Vème siècle ; je supposerais même bien volontiers que le saint évêque a fait célébrer les trois jours de processions expiatoires et rogatoires pour christianiser de fort anciens cultes, non chrétiens bien évidemment, adressés à un Dragon maléfique qu’il convenait de se concilier pour apporter à travers des sortes de rites de fécondité une bénédiction particulière à la Terre et aux hommes en ce début de printemps.
Les Rogations se célèbrent, en effet, les lundi, mardi et mercredi qui précèdent l’Ascension. Or, cette dernière fête étant déterminée par rapport à la position de Pâques dans le calendrier, est, par voie de conséquence, une fête de calendrier lunaire. Mettons nous donc dans le cas le plus sacré d’un tel calendrier : Pâques est à son maximum de sacralité lorsqu’il coïncide avec la célébration païenne de l’Equinoxe de printemps, c’est-à-dire, à l’époque des débuts de la chrétienté, au 25 Mars. Ainsi, la Pâque la plus sacralisée est celle au cours de laquelle le Christ-Dieu connaîtra sa Résurrection après avoir connu sa Passion. Dans le Mythe chrétien, cette Pâque-ci aura été célébrée au 25 Mars, tout comme la Noël 33 ans plus tôt aura eu lieu un 25 décembre exactement, date du Solstice d’hiver. Le Christ-Dieu sanctifiait ainsi deux grandes dates de l’Histoire des hommes qui revenaient ensuite régulièrement dans le calendrier, un Solstice d’hiver et un Equinoxe de Printemps.
Au temps où Pâques coïncide avec l’Equinoxe, la série des fêtes instituées selon un calendrier lunaire et non pas solaire, comme la Pentecôte, l’Ascension etc..., est évidemment dans une position extrêmement sacralisée par la présence du Christ. Ainsi, les trois jours des Rogations entrent dans cette série de fêtes et leur date coïncide alors avec celle du Premier Mai. Dans la religion celtique, on fêtait à ce moment de l’année liturgique une grande fête appelée Beltène ; il est donc permis de supposer une possibilité d’adéquation entre Beltène et la Fête des Rogations. Il faut alors rappeler ce que l’on rencontre à ce moment de l’année dans le rituel chrétien : tout d’abord, la tradition chrétienne cherchera à sanctifier la totalité du mois de Mai en l’attribuant à Marie et en en faisant un symbole de sa Pureté ; le printemps, temps de la poussée des pulsions essentielles de l’animal comme de l’Homme et surtout de leurs poussées sexuelles, peut être consacré aussi, pour l’église catholique à la chasteté de l’Amour.
Mais quelques jours avant l’initiale de ce mois, nous rencontrons également une des grandes fêtes chrétiennes pour un saint sur la validité duquel on peut s’interroger : le 23 avril saint Georges libère une Vierge en danger (Note 3).
L’aventure de saint Georges est suffisament connue pour que je n’aie pas à y revenir en détails : on pourra la trouver, par exemple dans les Bollandistes, dans la Légende dorée de J. de Voragine. Je tirerai le petit résumé qui suit de cette dernière oeuvre. C’est au bord d’un “ étang grand comme une mer ” que se situe la ville où arrive saint Georges, un jour. Dans cette étang “ se cachait un dragon pernicieux, qui souvent avait fait reculer le peuple venu avec des armes pour le tuer ; il lui suffisait d’approcher des murailles de la ville pour détruire tout le monde avec son souffle. Les habitants se virent forcés de lui donner chaque jours deux brebis, afin d’apaiser sa fureur ; autrement, c’était comme s’il s’emparait des murs de la ville ; il infectait l’air en sorte que beaucoup mouraient. Or, les brebis venant à manquer et ne pouvant être fournies en quantité suffisante, on décida en un conseil qu’on donnerait une brebis et qu’on y ajouterait un homme. Tous les garçons et les filles étaient désignés par le sort et il n’y avait d’exception pour personnes. ” (Op. c., édition Garnier-Flammarion, 1967, tome I, pp. 296-297).
Sans avoir l’intention de faire une explication complète de ce texte, je souhaiterais cependant attirer l’attention sur ce qui pourrait passer pour un détail et qui m’apparaît cependant comme l’essentiel :
- Le dragon est certes un animal carnivore et malveillant,
- Si on ne pourvoit pas à sa nourriture, il se venge en envoyant aux hommes la maladie, sans doute la peste.
- C’est un animal de l’air, de l’air fétide même ; mais également un animal de l’eau ; il habite dans un étang semblable à une mer. C’est donc un animal des eaux dormantes.
- La localisation de son domicile est en Libye, donc au Sud-Est par rapport aux contrées d’Europe où se situent les lecteurs de l’auteur.
- Il se nourrit d’abord de deux brebis par jour. Puis lorsqu’il n’y a plus assez de ces animaux, il exige des hommes, jeunes uniquement, même si notre texte n’est pas totalement explicite à ce sujet. Et dans d’autres versions, ce ne sont pas des individus de sexe masculin qui sont ainsi sacrifiés, mais exclusivement des jeunes femmes, mieux encore, des jeunes vierges. La suite du récit de saint Georges confirme bien encore cette lecture...
Cette notion de nourriture carnée nous arrêtera quelques temps, car elle est importante. Nous sommes, au moment de ces événements, à la fin du mois d’Avril ; c’est-à-dire que le soleil, à ce moment, et dans notre Occident chrétien du XIII ième siècle, est astronomiquement dans le signe du Bélier depuis le 22 Mars jusqu’au 20 Avril. Ensuite, il entrera dans le signe du Taureau du 21 Avril jusqu’au 21 Mai.
Si l’on avait voulu symboliser une aventure solaire, pour l’astre divinisé, on aurait pu ainsi présenter les choses : le soleil avançant dans la maison du Bélier va donc se nourrir chaque jour de brebis ; lorsqu’il va sortir de cette maison, durant sa course annuelle, pour entrer dans la suivante, les brebis s’épuisent ; par contre, alors qu’il entre dans le mois de Marie, antérieurement sans doute consacré aussi à une jeune Vierge, on va lui fournir en nourriture quelques jeunes vierges, d’abord en concurrence avec des brebis, puis ensuite seules... Il faudrait donc admettre, dans cette lecture, l’équivalence du dragon avec le soleil. Ainsi, saint Georges, comme saint Michel, par ailleurs eux aussi symboles solaires, vont-ils entrer en conflit ouvert et violent avec un dieu Soleil dont l’avatar est le dragon.
Et le rituel chrétien de la procession des Rogations montre bien que c’était en ces jours, antérieurement, que le Dragon subissait une défaite ; en effet, tant le Dragon “ vulgairement appelé chair salée, de saint Loup, évêque de Troye ” que celui dont parle, en termes généraux, Messire Jean Beleth dans son Divin. offic. explicatio. ont un traitement totalement différent durant les trois jours des Rogations. Voici le texte de Messire Jean Beleth (pp. 549-550) :
“ Draco, qui triduo illo deportatur inflata et longua cauda, duobus quidem diebus ante crucem et vexilla, postea ultimo retro... ”
Ainsi, aux deux premiers jours, le Dragon triomphant était en tête de la procession, avec la queue gonflée et dardée ; et au troisième jour, c’est tourné dans le sens inverse de la marche de la procession et la queue dégonflée qu’il était présenté : en vaincu par conséquent.
Ce rituel, à peu près général en France aux processions des Rogations où se trouvait un Dragon, était évidemment suivi aussi à Poitiers où l’abbaye de sainte Croix possédait trois enseignes de processions dont la célèbre Grand-Goule.
Pour me résumer, je voudrais suggérer que :
a) Le dragon de l’abbaye de Sainte-Croix, habitant une Grotte au bord du Clain possède les mêmes qualités que ses “ confrères ” et notamment que celui que saint Georges va combattre.
b) Ce Dragon pourrait bien être une figuration, un avatar antique du Soleil et que, dans ce cas, le rituel de sacrifice humain que l’on connaît pourrait fort bien reprendre en la symbolisant la course annuelle du Soleil dans les signes du Zodiaque.
c) La fête des Rogations, au cours des trois jours qui précèdent l’Ascension, reprendrait sans doute l’ancien rituel de Beltène celtique, et manifesterait aux yeux des fidèles que c’est à cette date que le Dragon menaçant va subir une importante défaite.
d) Cette défaite lui est habituellement imposée par un personnage masculin divinisé ou, pour les chrétiens, par un saint. Plus rarement par une sainte. Mais c’est la particularité de Poitiers.
e) Dans le cas, les saintes saurochtones sont généralement célébrées à la fin de juillet ou au défaut d’août.
Notes :
(2) On notera, du reste, que les activités légendaires de la Sainte poitevine ont quelque chose à voir, et peut-être été célébrées dans le peuple, avec la période allant du mois d’Avril au moi de Mai ; en somme avec la Beltène des Celtes... Le Miracle des avoines dont je viens de faire état en passant se situe à la même période rituelle que l’aventure de la Grande’Goule dont je vais parler...
(3) Dans mon Peau d’Ane, Saint Georges et le Dragon, communication faite au colloque du Centre d’études médéivales de l’Université de Nice, Nice, 1987, à paraître dans les Actes de ce colloque, publiés par la Revue RAZO.
mardi 6 février 2007
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