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mardi 6 février 2007

Mythologie du Dragon

L’aventure de Saint Georges
Paul Verdier

Bulletin de la société de Mythologie Française
N° 164 Avril 1992
N° ISSN 1151-2709

J’ai déjà dit que cette aventure a lieu à la fin du mois d’Avril (voir le message Mythologie de la Goule), quelques jours donc avant les Rogations les plus sacrées, mais en plein dans la période où cette fête ne peut que tomber, compte tenu des variations de position de la fête de Pâques, fête lunaire, dans un calendrier solaire.
On a vu le résumé du début de l’aventure de saint Georges et la présentation de notre Dragon solaire ; c’est alors que dans la légende dorée saint Georges entre en scène.

(Op. c., p. 297)
“ Le sort vint à tomber sur la fille unique du Roi qui fut par conséquent destinées au monstre. Le Roi tout contristé dit : - Prenez l’or, l’argent, la moitié de mon Royaume, mais laissez-moi ma fille et qu’elle ne meure pas de semblable mort ! Le peuple lui répondit avec fureur :
- O Roi, c’est toi qui as porté cet édit et maintenant que tous nos enfants sont morts, tu veux sauver ta fille ? Si tu ne fais pas pour ta fille ce que tu as ordonné pour les autres, nous te brûlerons avec ta maison ! ”

Ainsi, c’est à tout proximité de Beltène que l’on arrive au paroxisme de la crise ouverte par l’action maléfique du Dragon : la fille du Roi va devoir en être la victime.

J’ai déjà dit par ailleurs (4) que je voyais dans cette aventure le récit même d’un inceste royal, drame du vieillissement du Roi et de la perte de la Souveraineté parce que la Reine, qui en est la suprême détentrice, l’a abandonné. Je n’y reviendrais pas s’il fallait cependant y ajouter quelque chose. Le Roi vieillissant est normalement dépouillé de son pouvoir, ainsi que nous le raconte le conte populaire, par exemple Peau d’Ane. Le spolié est donc contraint, malgré tous les interdits qui pèsent sur un tel acte, d’envisager l’inceste comme le seul moyen de régler sa perte de pouvoir ; il ne saurait se résigner à ne plus être Roi, et la seule manière qu’il a de garder sa Royauté et d’éviter sa mise à mort est bien de prendre pour épouse la seule femme qui soit détentrice de la Souveraineté, c’est-à-dire sa propre fille. Mais le drame devient alors conflit de génération : la fille du Roi se prépare pour une nouvelle hiérogamie avec un partenaire de sa génération, donc avec un jeune. En cela, le Roi vieux n’a aucune chance d’arriver à ses fins et sa démarche ne peut qu’être désespérée.

On voit qu’apparaît pour moi ici une nouvelle équation : si le Dragon est le soleil, il est aussi le Soleil-Roi vieillissant qui ne voit d’autre possibilité pour sa survie que de pratiquer l’inceste que par ailleurs toutes les traditions, toutes les règles de la société condamnent... Cette aventure va devoir s’achever, sans aucun doute, par la mise à mort du coupable...

On conçoit par conséquent pourquoi, le héros naturel d’une telle aventure est forcément, en dehors du Dragon qui a évidemment le mauvais rôle, le jeune et beau garçon qui doit être l’héritier du trône que le meurtre du Père coupable va laisser vacant. Le conte s’achévera forcément par la phrase rituelle mais ici fort exacte, parce que nécessaire à la survie de la société des hommes : “ ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ”...

C’est du rôle normal de héros dont héritent les saints saurochtones que le christianisme met en place au temps de l’évangélisation de la Gaule... Il est donc très intéressant de voir que ce rôle peut également être tenu par une sainte. En effet, il n’est pas concevable que les théologiens chrétiens aient pu faire une erreur aussi grossière que celle qui consisterait à intervertir les sexes dans une aventure mythique aussi importante et aussi singulière... C’est donc que, dans la religion qui précède le christianisme, il existait une tradition religieuse dans laquelle une femme qui risquait de subir l’inceste mettait elle-même hors d’état de nuire son père trop entreprenant... Et ce rituel devait prendre place, dans l’année liturgique antérieure au christianisme, à la fin de juillet ou, au plus tard, au début d’Août.

Sainte Radegonde serait donc aussi l’héritière chrétienne de cette déesse plus antique... Mais avant d’en arriver là, voyons d’abord la suite de l’aventure de saint Georges :

- Le Roi, bien que désespéré, fait parer sa fille comme pour des noces et la laisse partir au sacrifice.
- Alors qu’elle avance seule en direction du lac fatidique, “ saint Georges passait par là par hasard et la voyant pleurer, il lui demanda ce qu’elle avait.
- Bon jeune homme, lui répondit-elle, vite monte sur ton cheval ; fuis si tu ne veux pas mourir avec moi !
- N’aie pas peur, lui dit Georges, mais dis-moi, ma fille, ce que tu vas faire en présence de tout ce monde ?
- Je vois, lui dit la fille que tu es un bon jeune homme ; ton coeur est généreux, mais pourquoi veux-tu mourir avec moi ? Vite, fuis. ”

On voit combien notre texte insiste, par la bouche de la jeune Vierge, sur la jeunesse, le courage, la beauté du héros...

Bien entendu, Georges, d’un coup de sa lance et après s’être fortifié du signe de la Croix, abattra la Bête monstrueuse :

“ Jette, dit Georges à la fille du Roi, jette ta ceinture au cou du Dragon ; ne crains rien mon enfant. Elle le fit et le Dragon la suivait comme la chienne la plus douce. ”

Voici donc le tournant de notre histoire : Georges n’a utilisé son arme que pour défaire le Dragon, pas encore pour le tuer et la jeune fille se présente alors comme celle qui a maîtrisé la Bête, qui l’a domptée.

Une dernière remarque encore à propos de ce texte : on aura certainement relevé que le Dragon dompté suit la jeune fille, “ comme la chienne la plus douce ”... je pense, quant à moi, qu’il convient de prendre cette notation au pied de la lettre : à l’époque où va se situer la suite de notre action mythique, à la fin du mois de Juillet et au début d’Août, le soleil, astronomiquement et rituellement, entre, dans le signe du Lion, dans la constellation du Chien, dont l’étoile la plus visible est celle de Sirius : la terre est alors dans la période maléfique de la canicule...

L’aventure des Saintes Saurochtones de Juillet
Paul Verdier

Deux sainte fêtées en fin de Juillet sont saurochtones, ce sont sainte Marguerite, le 20 Juillet, et sainte Marthe, le 29 Juillet. Je résumerai brièvement l’aventure qu’elles connaissent avec le Dragon.

A) Le 20 Juillet, sainte Marguerite :

C’est accessoirement dans le récit de la Vie de la sainte que la Légende dorée aborde l’affaire du Dragon. Voragine nous narre longuement la discussion que la sainte a avec son bourreau Olibrius, amoureux d’elle et qui veut l’épouser, alors que celle-ci souhaite rester la fidèle épouse du Christ. Comme elle reste inébranlable, l’amoureux éconduit fait jeter la femme fidèle en prison, (Op. c., tome I, pp. 452-453)

“ où une clarté merveilleuse se répandit. Pendant qu’elle était dans son cachot, elle pria le Seigneur de lui montrer sous une forme visible l’ennemi qu’elle avait à combattre ; et voici qu’un dragon effroyable lui apparut ; comme il s’élançait pour la dévorer, elle fit un signe de croix et le monstre disparut : ou bien, d’après ce qu’on lit ailleurs, il lui mit la gueule sur la tête et la langue sur le talon et l’avala à l’instant ; mais pendant qu’il voulait l’absorber, elle se munit du signe de la croix, ce qui fit crever le dragon et la vierge sorti saine et sauve. Mais ce qu’on rapporte du dragon qui la dévora et creva est regardé comme apocryphe et de peu de valeur. ”

On voit l’intérêt de ce texte pour ma lecture, puisqu’apparemment nous avons là affaire à une nouvelle aventure de la “ déesse ”, ou mieux même, d’une autre déesse :

1 - celle-ci est liée par les liens du mariage et elle ne veut pas consentir à ce qui serait un adultère même si, en plus, il peut s’agir d’un inceste.
2 - quelle que soit sa volonté de rester fidèle à son amour, la jeune femme subit néanmoins la loi du dragon, car elle est “ avalée ” par lui..., autrement dit, l’inceste adultère ici ne peut qu’être consommé, même si, ensuite, la vierge, par l’intermédiaire de son Mari divin, fera mourir le Père coupable. Il n’en va pas de même pour l’autre grande sainte saurochtone de la fin de ce mois de Juillet.

B) Le 29 Juillet, sainte Marthe :

(Op. c. tome II, p. 22)

“ Il y avait à cette époque, sur les rives du Rhône, dans un bois entre Arles et Avignon, un dragon, moitié animal, moitié poisson, plus épais qu’un boeuf, plus long qu’un cheval, avec des dents semblables à des épées et grosses comme des cornes, qui était armé de chaque côté de deux boucliers ; il se cachait dans le fleuve d’où il ôtait la vie à tous les passants et submergeait les navires. Or, il était venu par mer de la Galatie d’Asie, avait été engendré par Léviathan, serpent très féroce qui vit dans l’eau, et d’un animal nommé Onachum qui naît dans la Galatie : contre ceux qui le poursuivent, il jette à la distance d’un arpent, sa fiente comme un dard et tout ce qu’il touche il le brûle comme si c’était du feu. A la prière des peuples, Marthe alla dans le bois et l’y trouva mangeant un homme. Elle jeta sur lui de l’eau bénite et lui montra une croix. A l’instant le monstre dompté reste tranquille comme un agneau. Sainte Marthe le lia avec sa ceinture et incontinent il fut tué par le peuple à coup de lames et de pierres. Or les habitants de ce pays appelaient ce dragon le Tarasque... ”.

Voici donc un dragon tout différent du précédent, d’essence réellement celtique puisqu’il est originaire, par son père comme par sa mère, de la Galatie d’Asie, tué par la sainte en pays celtique sur la prière des populations du lieu. Ce qu’il convient également de remarquer, c’est que la sainte n’est, ici, apparemment pas menacée d’inceste par la Bête, qu’elle ne le met pas elle-même à mort mais qu’elle le dompte et qu’il reste alors “ tranquille comme un agneau ”. Je sais bien qu’il peut s’agir ici d’une expression toute faite, mais comme j’ai pris la précédente au pied de la lettre, je souhaiterais en faire autant ici : dans ce cas, pour en rester au symbolisme évoqué précédemment du dragon-Soleil, le terme d’agneau ne peut qu’évoquer un autre signe du zodiaque, celui du Bélier. Et dans ce cas, nous sommes au temps où se célèbre l’Equinoxe de printemps, puisque le signe du Bélier dure du 22-III au 20-IV... Donc, précisement au moment où, par ailleurs, l’église chrétienne célèbre la saint Georges.

On aura remarqué du reste que, comme Marthe, suivie par le Dragon qu’elle a mis en laisse avec sa ceinture, la jeune fille de l’aventure de saint Georges tient aussi en laisse le dragon vaincu. Les deux personnes féminines conduisent le vaincu dans cet équipage au centre de la ville pour bien affirmer aux yeux de tous la défaite du Dragon et ni l’une ni l’autre ne tuent la Bête. Dans saint Georges, c’est le saint lui-même qui le mettra à mort :

“ Ne craignez rien, le seigneur m’envoie exprès vers vous afin que je vous délivre de vos malheurs que vous causait ce dragon ; non seulement, croyez en Jésus-Christ et que chacun de vous reçoive le baptême, et je tuerai le monstre. Alors le Roi avec tout le peuple reçut le baptême et saint Georges, ayant dégainé son épée tua le dragon... ”
(Op. c., p. 298).

Autrement dit, dans cette aventure, la mise à mort du vieux Roi est l’affaire du jeune prétendant ; l’inceste a seulement échoué et c’est ce que veut signifier l’image du Dragon en laisse et présenté à tous par la jeune fille. Pour une des déesses, il y a inceste et mise à mort du coupable par la victime ; pour l’autre, la tentative criminelle n’échoue que par l’intervention du jeune prétendant à la Royauté et donc à la main de la Vierge...

Ainsi, on peut tirer de cela une première conclusion : il doit y avoir deux types d’aventures d’une jeune femme avec un Dragon, Soleil-Roi dans la vieillesse qu’il refuse.

- l’un pratiquera l’inceste avec sa fille, avec l’une de ses filles, celle que l’on célèbre dans l’église chrétienne au 20 juillet (Sainte Marguerite);

- l’autre tentera aussi un inceste avec une autre fille, celle que les chrétiens célèbrent au 29 juillet (Sainte Marthe) et qu’ils présentent traditionnellement comme la Vierge. Cette aventure est datée doublement :

* elle se passe à la fin d’Avril, autour de Beltène et cette fête celtique serait le rappel de l’échec du dragon.
* elle met en scène le Dragon avatar du Soleil dans la constellation du chien, donc celui qui, traditionnellement considéré comme néfaste pour les hommes, est le Soleil brûlant d’Août...

C) Le Dragon de sainte Radegonde (à la fête des Rogations) :

Ce qui est curieux dans la tradition de la Grand-Goule, c’est que l’on y retrouve presque une double appartenance. On ne sait plus, en effet, si la sainte est véritablement saurochtone ou si elle tient toujours le rôle que l’on attribua à la Vierge aidée, et sans doute “ aimée ”, par saint Georges. Voici une citation de ce qu’était la tradition poitevine telle qu’elle fut receuillie dans les siècles passés : dans le Trésor de l’abbaye de Sainte-Croix de Poitiers... Monseigneur X. Barbier de Montault, en 1882, résume bien ce qu’on peut lire par ailleurs :

“ Comme si l’apparition annuelle de la Grande Gueule eût été un des événements joyeux que l’allégresse publique se plaît à signaler, on décorait également toute la carcasse squameuse du monstre de banderoles flottantes, nuancées de diverses couleurs ; sa queue menaçante était ornée de gracieuses rosettes et le gouffre de sa gueule était comblé de casse-museaux bien dorés et de cerises souvent encore à peine rosées.(...) J’ai (...) trouvé dans un livre il n’y a pas très longtemps que les représentations de ce genre étaient un reste de paganisme qui peignait ainsi le dieu des ténèbres chassé par le dieu de lumière à l’époque où les jours croissent et où la chaleur bienfaisante du soleil commence à régénérer la nature. Allégorie pour allégorie, j’aime encore mieux admettre celle des théologiens que celle des astronomes. (...) Suivant l’autre tradition poitevine qui était la seule adoptée par le peuple, la Grand’Gueule offrait l’effigie authentique d’un monstre ailé qui s’introduisait par quelque ouverture secrète dans les souterrains de Sainte-Croix et dévorait toutes les religieuses assez hardies pour accepter la mission devenue périlleuse de descendre à la cave. Jusqu’ici tous les narrateurs sont parfaitement d’accord sur les griefs imputés à la Grand’Gueule. Mais le dénouement qui fit justice de ces fureurs divise de la manière la plus prononcée les propagateurs de la merveilleuse légende. Selon, les uns, ce fut Sainte Radegonde qui, voyant le terrible dragon traverser les airs après avoir englouti une nouvelle victime, le fit tomber mort à ses pieds, par l’effet miraculeux d’un invocation fervente qu’elle adressa à Dieu. Suivant les autres, le monstre fut détruit par un criminel condamné à mort, qui descendit armé de toutes pièces dans les souterrains, à la condition d’avoir sa grâce s’il était vainqueur de l’épouvantable ennemi qu’il proposa lui-même d’attaquer. Il réussit en effet à la percer d’un coup mortel ; mais sa victoire lui devint fatale, car, le masque de verre qu’il avait mis sous la visière de son casque s’était rompu dans la lutte qu’il soutint corps à corps avec le dragon expirant, l’haleine pestilentielle de l’affreux animal l’empoisonna ” (pp. 186 à 190).

On voit ici la double histoire mentionné plus haut :

1 - Il est d’abord intéressant de voir, encore au XIX ième siècle, quelques éléments d’un rituel païen transparaître durant la procession des Rogations avec les offrandes de guirlandes et de petits gâteaux au Dragon. Tout cela prouve bien qu’il y avait là un rituel de fécondité printannier derrière un tel culte.

2 - Le dénouement du drame peut donc se faire selon deux trames distinctes, comme si la tradition avait alors perdu les moyens de trouver quelle était, pour Poitiers, la bonne solution mythique ;

a) dans la première, Sainte Radegonde est bien Saurochtone, même si elle ne l’est que par prétérition ; en effet, elle ne fait qu’obtenir la mort de la Bête par ses prières et c’est le Dieu tout-puissant le meurtrier du Dragon. Mais cependant, Radegonde, défenseur des moniales qui lui ont été confiées, fourdroie le Dragon anthropophage alors qu’il s’enfuit par les airs.

b) dans la seconde, on retrouve presque textuellement les éléments mythiques énumérés pour saint Georges :
- le militaire prisonnier se dévoue pour libérer la jeune vierge en échange de sa propre libération.
- même s’il libère la jeune fille, et le couvent féminin tout entier, des entreprises méchantes de la Bête, il finit cependant par succomber. Le conte populaire qui correspond à cela indique que cette mort n’est pas définitive, puisque le militaire, retenu prisonnier pendant un an et un jour, reviendra au bout de ce temps pour obtenir en mariage celle qu’il a sauvée.

Il est temps, je pense, de présenter ce conte populaire dont les affinités avec la Légende sont très importantes. En fait, si conte populaire et légende dorée sont aussi voisins, cela pose de multiples questions qu’il faudra aborder ailleurs en détails ; et la première que l’on aura à traiter est celle de l’identité des structures. C’est alors le structuralisme qui permettra d’avancer vers telle solution qui traitera non seulement de la façon de développer un récit - ou plusieurs - dans lequel l’imagination n’a rien à faire, en même temps que l’on avancera aussi sans aucun doute vers une meilleure compréhension des textes sacrés de l’ancienne religion. Je ne développerai évidemment rien de tout cela ici, mais je me contenterai de supposer - à défaut de vouloir affirmer ! - quel conte populaire est une des formes de catéchisme, sinon la seule forme reconnue, pour la religion des Celtes.

Tsan Bolant et les Chevaux de Lune
Paul Verdier

Ce n’est qu’à titre d’exemple que je prends cette version d’un contexte extrêmement répandu dans notre pays et que Delarue et Ténèze ont répertorié sous les numéros 300 à 303 de leur catalogue. Le héros de ce type de conte est évidemment double : d’une part, il y a le jeune héros, malheureux d’abord et heureux ensuite parce qu’il est bon ; d’autre part, la Bête à sept têtes ou, pour certaines régions, à trois têtes, autrement dit, pour notre propos, le Dragon, vieillissant et maléfique. Dans la région d’où vient le conte que je présente, ce Dragon s’appelle le Drac. Si l’on veut lire la version que j’exploite maintenant, on pourra se reporter aux “ Contes et légendes du Périgord et du Quercy ” pp. 49 à 64. Le conte a été recueilli dans la région de Bergerac.

1 - Tsan Bolant, - ce qui signifie Jean le Vaillant, et l’enfant a été ainsi dénommé par dérision -, est l’enfant le plus chétif d’une veuve qui a trois garçons. Cette famille a un pré qui produit neuf meules de foin. Les deux garçons âinés aident courageusement leur mère, tandis que le dernier, plutôt fainéant, maladif et fatigué, ne fait pas grand chose dans la maison. Il est donc, comme dans beaucoup de contes de cette famille, l’enfant mal-aimé de tous.
Une année, donc, la famille fait les foins au printemps et le pré produit ses habituelles neuf meules de foin.
Le lendemain, lorsque l’aîné vient au champ, au matin, il manque une meule : elle a été volée pendant la nuit. On décide aussitôt d’établir une veille pour prendre le voleur. Et c’est le schéma habituel de cette situation, - de cette structure - : l’aîné prend d’abord la garde, mais il s’endort et une seconde meule est volée ; le second prend sa place la nuit suivante, il s’endort et une troisième meule est volée ; il faut enfin que le dernier prenne la garde pour que l’action se déclenche alors. Tant il est vrai que le voleur surnaturel a provoqué l’événement parce qu’il a déjà choisi celui qui va être l’élu de l’aventure...

2 - Pour rester éveillé, Tsan Bolant s’entaille le petit doigt avec son couteau et de temps en temps il se verse de l’eau vinaigrée sur la plaie : un nouveau thème important se trouve ici, l’aventure est liée au sang qui coule chez le héros (5). Et comme on est à la troisième nuit de Pleine Lune, - autre “ thème ” important - il voit l’astre se lever et sept chevaux descendre jusqu’à son pré sur un rayon de lumière. Il les laisse manger une quatrième meule de foin. Le chef des chevaux, le plus beau, le plus blanc, engage alors la conversation avec lui et lui narre qu’ils sont les chevaux de la reine de glace. Le drac a détrôné le roi, pris sa fille et enchanté la château... De sorte que les chevaux ne peuvent plus manger qu’ici. Comme Tsan leur a permis de se nourrir, les chevaux lui accordent, en remerciement et comme talisman, un crin de chacun d’eux pour confectionner une bague magique qui ne pourra servir que pour réaliser trois voeux. La bague est, du reste, liée au sang qui coule puisque, mise au doigt du jeune homme, elle cicatrise instantanément la plaie.

3 - A la fin de la nuit, au coucher de l’astre, les sept chevaux de lune sont remplacés par sept serviteurs du Drac, lézards assez horribles. Ils viennent avec une charrette emporter le reste du foin que les chevaux n’ont pas mangé, et comme Tsan Bolant cherche à s’opposer à ce qu’ils font, il les combat et, vaincu, est emporté sur leur charrette. Il se réveille alors que les serviteurs du Drac parlent de la victoire de leur maître et de son prochain mariage avec la fille du roi vaincu. Il apprend ainsi que le Roi-père a été entraîné dans un marché de dupe par le drac qui lui a proposé de lui redonner ses richesses perdues à conditions qu’il lui laisse sa femme ; de sorte que le roi est mort de désespoir (6). Il faut donc comprendre ici que le Roi fut effectivement abandonné par son épouse, partie de cette manière vivre un adultère avec le Drac... On trouvera une mention du même type dans la légende dorée pour la fête de l’Assomption de telle manière qu’il s’agit peut-être avec cet adultère d’un élément majeur pour expliquer, à cette date de l’année rituelle, le passage de la Vierge pré-chrétienne d’un Monde dans l’Autre...

Et maintenant, le Drac a revendiqué l’héritage du Roi mort auprès de la jeune fille orpheline ; pour être sûr que celui-ci ne lui échappera pas, il entend bien épouser la jeune vierge. On peut voir ici une notion intéressante : il n’est pas sûr que le Drac poursuive sa relation adultère avec la femme du feu Roi, peut-être parce que celle-ci, trop vieille et “ épuisée ”, proche de la mort, ne détient plus la Souveraineté. C’est, par contre, la jeune fille, maintenant nubile, qui est dépositrice de cette Souveraineté qui ne peut donc que donner la Royauté à celui qu’elle aura choisi. Le Drac en l’épousant, s’il pratique une sorte d’inceste, cherche surtout à préserver la Royauté qu’il a usurpé et qu’il entend bien conserver pour soi...

4 - Bien entendu la jeune fille a refusé le Drac, puisqu’elle a, par ailleurs choisi Tsan Bolant qu’elle est allée chercher... Et elle a donc refusé le mariage sous divers prétexte en attendant l’arrivée de son sauveur.
Car le Drac, parce qu’il a été repoussé, a enfermé la rebelle au haut d’un château-tour-prison de cristal pour une durée de 300 ans. Comme, au début de notre aventure, les 300 ans sont presque écoulés, le Drac s’apprête à célébrer et à consommer son mariage. Il me semble très important d’attirer l’attention sur cette durée : on voit qu’il s’agit totalement du thème de la Belle au Bois dormant, elle aussi enfermée dans son château-prison pour une longue durée... Nous avons donc affaire, à l’évidence, à un conte lié à un système calendaire imposant.
Autour du château, le Drac a creusé un gouffre circulaire pour empêcher tout intrus, - et surtout le “ promis ”, d’approcher. Et il a gelé la jeune fille dans sa prison de cristal ; cependant, celui qui pourra embrasser trois fois la jeune prisonnière sans rien casser du cristal ni de la glace, sera l’époux-roi. Et ni la Lune ni le Soleil n’ont rien pu faire, pas même faire fondre cette glace magique.

5 - Tsan Bolant décide alors d’être l’élu de la Reine ; il échappe aux sept serviteurs du Drac et rentre chez lui préparer son expédition. Quand il raconte aux membres de sa famille ce qu’il a vécu, ses deux frères et sa mère l’enferment dans la cave : le voilà donc prisonnier, lui aussi, de forces concurrentes et il est condamné à remplacer le cheval dans la maison, pendant la journée...

a) La première nuit qu’il est dans sa cave, est celle de la Pleine Lune : grâce à l’utilisation d’un premier talisman, il s’échappe avec les chevaux de lune ; arrivant au pied du château, il cache sa monture et défie le Drac. On voit que le couple sacré est déjà formé :

* le héros est chargé, en punition, de remplacer le cheval de la maison, pendant le jour.
* il est aidé par un des chevaux de la reine jeune dont il va devenir l’époux, pour sa grande aventure nocturne.

A la première tentative qu’il fait, il réussit un premier baiser et coupe la première tête du Drac ; mais il doit retourner rapidement à sa maison : en sept bonds...

b) Il est alors de nouveau “ incompris ” de sa famille qui le contraint à garder les brebis. Mais comme il est faitigué de son exploit de la nuit, il s’endort en plein jour et le loup vient emporter une brebis. De sorte qu’il est enfermé dans la bergerie, pour la seconde nuit de Pleine Lune. Il n’est pas exclus qu’il faille (7) voir là une allusion à la position de Tsan Bolant-Soleil dans une maison zodiacal précise, celle du Bélier : ce serait alors la datation précise d’un événement de type religieux et astronomique. L’aventure amoureuse aurait lieu au moment d’une sorte de conjonction de la Pleine Lune avec le lever du soleil à l’Equinoxe de printemps. C’est le principe même du double comptage du temps. Quand on a déterminé et pris pour initiale un tel point défini par le soleil et par la lune, quand le voit-on revenir ? Il faut évidemment attendre longtemps et cette longue période d’attente pour le retour du phénomène explique seul le long emprisonnement de la jeune fille par le Drac. Les trois cents ans mentionnés sont, du reste, approximativement exacts pour un tel retour. Et tout le conte ne s’expliquerait, en définitive, que par une situation mathématique et astronomique. Le calendrier de Colligny (8), calendrier celtique du Ier siècle de notre ère, ne donne pas d’autre solution à un tel problème de mathématique et d’astronomie !....
Un second talisman libèrera Tsan Bolant et lui donnera une nouvelle monture de Lune. Un nouveau défi lui apportera un second baiser, un second succès aussi, car une nouvelle tête du Drac aura tombé.

c) A l’aube, à son retour à la maison, il reçoit une nouvelle punition : il lui faudra veiller au verger pour empêcher qu’on ne vole les fruits ; mais il s’endort encore et sera enfermé, pour la troisième nuit de Pleine Lune, dans le cellier.
Il paraît évident que sa famille, tout au moins sa Mère, a partie liée contre lui avec le Drac, puisqu’il est quasi systématiquement empêché de conquérir sa Belle. Dans ce cas, ne faudrait-il pas envisager que le mythe narre une “ histoire de famille ? ” La mère-veuve ne serait-elle pas la femme adultère vivant avec le Drac ?

Ainsi, cette “ Reine adultère ” serait-elle mère de trois garçons dont le plus jeune est destiné à être Roi par son mariage avec la Reine des Glaces, fille du Drac et menacée d’inceste par son Père vieillissant... (9) Ce serait parce que le Roi, épuisé le premier, cherche par tous les moyens à garder sa Royauté et sa Vie, qu’il aurait voulu “ vendre sa femme ” au Drac en échange de richesses illusoires que celui-ci aurait offertes en un marché de dupe...
L’histoire d’adultère ne serait pas du tout une simple et triviale affaire de cocufiage, mais plutôt la sordide aventure de deux-rois moribonds s’accrochant par tous les moyens à leur vie et à leur pouvoir, que de toutes façons ils savent bien devoir abandonner... Ce serait l’histoire de deux dieux qui n’accepteraient pas leur mort : Cette partie du Mythe prendrait alors la dimension d’un vaste drame...
L’ultime talisman donne au jeune héros la liberté et une nouvelle monture. Le troisième défi sera évidemment mortel pour le Drac, dont la dernière tête sera coupée avec le troisième baiser donné à la Belle qui reprend alors vie... L’enchantement s’arrêtera de lui-même avec l’enlèvement de la Belle, et Tsan Bolant, par sa victoire, renverra le Drac dans l’Au-delà d’où celui-ci était sorti. Et, par son mariage, il deviendra Roi...

Il est bien possible que ce soit là une autre version de la Grand’Goule :

1 - C’est Tsan Bolant, le militaire-prisonnier qui obtient sa libération en échange de la Mort du Drac et de la “ libération ” des nonnes.

2 - Plus complète, la légende de la Grand’Goule connaît aussi un développement différent du mythe initial qu’elle nous livre : le “ militaire-prisonnier ” vainqueur du Dragon, n’a pas l’occasion de jouir de la liberté qu’il vient de conquérir, puisqu’à la fin du combat, chantant trop victoire, il succomberait au venin de l’ennemi... Ce développement est connu par ailleurs, dans les contes recensés par Delarue-Ténèze sur ce sujet : très souvent le vainqueur n’y épouse pas immédiatement la jeune fille qu’il a sauvée, mais au soir des noces, généralement avant que le mariage ne soit consommé, quelquefois même avant qu’il ne soit célébré, il annonce à la jeune fille qu’il doit partir vers de nouvelles aventures et qu’il reviendra l’épouser “ dans un an et un jour ”. Le mythe se développe, dans ce cas, selon un nouveau schéma :

* pour preuve de sa victoire sur le Dragon, le jeune homme en a coupé les langues sur les têtes qu’il a abattues et les a mises dans sa poche.
* un charbonnier qui passait là après le combat, voyant les têtes abandonnées, les a ramassées et les apporte, le lendemain, en ville ; il exige alors du Roi la main de la Princesse, puisqu’il serait le vainqueur du Dragon.
* la jeune personne est alors donnée effectivement en mariage au charbonnier, sans qu’elle dise quoi que ce soit pour éviter une telle cérémonie ; les noces indues vont avoir lieu au bout d’un an...
Le jeune héros arrivera juste à temps pour empêcher la cérémonie, faire punir l’intrus et épouser comme il le doit la jeune fille.
Ainsi, la mort du “ militaire-prisonnier ” de la légende poitevine ne saurait être une vraie mort, définitive. Elle ne serait que l’expression du temps durant lequel le jeune héros s’absente par force, retenu par la “ traîtrise du charbonnier ”, pour vivre une autre aventure qui ne paraît pas avoir de lien direct avec cette partie du mythe, essentiellement axée sur le Dragon et la jeune Vierge.
Par ailleurs, ajoutons que cette mort temporaire a elle-même une justification astronomique que le mythe expose encore...

3 - La nonne, “ nourriture ” habituelle du Dragon, est également dans la légende poitevine, la jeune fille du conte, enfermée par le Drac dans son île-prison de glace... Liée à l’eau maléfique d’Au-delà, à la Pleine Lune et donc à l’obscurité de la nuit et de la caverne, elle est aussi destinée à un inceste avec le Roi vieillissant auquel elle ne veut consentir. Et Radegonde serait cette fille-prisonnière, promise à un adultère-inceste dont elle triomphe...

4 - Comme il y a trois jours de procession pour les Rogations, il y a trois nuits dangereuses de la Pleine Lune au cours desquelles l’astre des nuits a rendez-vous mystique avec le soleil de l’Equinoxe de printemps. Ce temps est d’une très grande sacralité, parce qu’alors soleil et lune vont coïncider, en position remarquable, retrouvant à ce moment précis une antique position, célébrée par le calendrier rituel comme le temps même des origines de cette partie du mythe... J’avancerai donc, prudemment, que la date des premières Rogations, celle durant laquelle saint Mamert, évêque de Vienne en Gaule, les célébra en 477, pourrait peut-être bien reprendre, dans notre calendrier chrétien, une date spécialement sacrée d’un calendrier plus ancien. Par souci de ce que j’appelle “ syncrétisme ”, afin de présenter aux “ païens ” de son époque un équivalent chrétien de cérémonie très suivies, le saint évêque aurait demandé la généralisation de ces processions.
En 477, donc il y aurait peut-être bien eu célébration d’une des grandes étapes calendaires anciennes, traduite encore en un rite spécifique...

Il me semble absolument nécessaire d’insister sur une réalité religieuse bien oubliée aujourd’hui : il a dû y avoir un état de notre civilisation où toute fête religieuse prenait évidemment place dans un système astronomique et mathématique beaucoup plus vaste et organisé de telle manière que le Temps lui-même échappait à tout laïcisation et se divinisait lui-même. A l’intérieur de ce Temps sacré, les dieux comme les hommes prenaient la place qui leur revenait selon la mathématique et l’astronomie... Et la fête devenait elle-même la simple expression de cette “ réalité scientifique ” supérieure. Les chrétiens, dans beaucoup de leurs rituels, auraient repris cette évidence celtique et l’aurait réutilisée à leur profit.

Je pense que ce rituel pagano-chrétien autour de la Grand’Goule et de sainte Radegonde en est une belle illustration.

Notes :

(4) Ainsi, le Dragon dompté, resterait-il assez longtemps en vie après sa défaite : du Beltène où le jeune héros qui lui est opposé est vainqueur jusqu’à ce temps maléfique de la fin de juillet, début d’août rituels où il sera mis à mort. Faut-il rappeler qu’à cette période, les Celtes fêtaient Lugnasad ?

(5) Le 25 Avril, au début donc du signe du Taureau, et presque au même moment de l’aventure de Saint Georges, l’église catholique fête l’évangéliste Saint Marc. Si l’on se reporte à la Vie de ce saint dans la Légende dorée (Tome I, op. c., pp 302 & ss.), on trouvera quelques détails intéressants concernant l’inscription de la Vie de l’Evangéliste dans la course solaire. Saint Marc, comme notre Tsan Bolant, se coupe un doigt pour éviter d’être choisi pour une tâche qu’il considère indigne d’accomplir : (p. 303) On rapporte que Saint Marc fut doué d’une si grande humilité qu’il se coupa le pouce afin que l’on ne songeât pas à l’ordonner prêtre. Mais par une disposition de Dieu et par l’autorité de Saint Pierre, il fut choisi pour évêque d’Alexandrie. Ainsi je considère cette coupure au doigt du jeune héros comme très importante :
a) parce qu’elle atteint à l’intégrité de l’être et qu’ainsi celui-ci estime qu’il ne saurait plus pouvoir être retenu pour la tâche surnaturelle et mystérieuse qu’il sait bien lui revenir.
b) parce que l’aventure que narre le conte populaire est bien une aventure initiatique de haut niveau : tout individu choisi pour la royauté par le divin devient un prêtre et n’appartient plus à la communauté ordinaire des hommes...

(6) Certainement après avoir accédé à la demande de son rival, comme il est dit dans la Légende dorée à la fête du 15 Août.

(7) Tsan Bolant doit s’y reprendre à trois fois pour couper toutes les têtes du Drac et il réveille peu à peu chaque fois la jeune Reine à chaque baiser de l’Elu. Chaque tête du Drac tomberait-elle à une date précise ? Pour empêcher qu’il ne tue le Drac, Tsan Bolant est fait prisonnier mais s’échappe, et il fait tomber la 1ère tête alors qu’il devait en punition, remplacer le cheval de sa maison : est-on au début du mois de mai (Beltaine), date où disparaît de l’étable le poulain né de la déesse-jument ?
Il fait tomber la 2ième alors qu’il devait garder les brebis que le loup vient manger : avec le loup on est en février, avec les brebis, dans le signe du Bélier : Equinoxe de printemps.
Il fait tomber la 3ième alors qu’il devait veiller à ce qu’on ne vole pas les fruits du verger : on est alors en juin-juillet, au début de l’été, sans doute au solstice d’été. Le Drac est donc vaincu au solstice d’été mais ce ne semble pas être sa date de sa mort... Trois têtes tombent, à trois dates (Beltène, équinoxe de Printemps, solstice d’été) et la jeune fille alors libérée dort depuis 300 ans...!

(8) Le calendrier de Coligny est une plaque de bronze que l’on a retrouvée, brisée, dans la ville de Coligny, dans l’Ain et que l’on peut voir, reconstituée, à Lyon au Musée des Antiquités nationales. C’est un document fort mystérieux, en langue gauloise, mais écrit en caractères romains que beaucoup s’efforcent en ce moment de comprendre et de traduire.

(9) Le Père des trois garçons aurait-il lui-même été abandonné par sa femme à la fin de sa vie et il aurait alors perdu la royauté. Le Drac est, lui aussi, presque arrivé au point de détresse : pour tenter de garder le pouvoir, c’est avec sa fille qu’il entend s’unir malgré l’opposition de la jeune femme. Les deux Rois auraient ainsi une attitude semblable alors qu’ils perdent leur Souveraineté, mais les moyens désespérés qu’ils utilisent pour se défendre sont parfaitement différents...

Le Graoully

Le Guide de la Lorraine de l’Etrange
Jean-Paul RONECKER
Editions TRAJECTOIRE
TRAJECTOIRE COMMUNICATION152, Avenue du Général Leclerc54220 MALZEVILLE
ISBN-2-908341-08-5
Achevé d'imprimerfin octobre 1991
VAGNER Imprimeur
Zone d'activités Gabriel Fauré54140 - Jarville-la-MalgrangeDépot légal : 4ième trimestre 1991

Raconter un conte, c’est donc dire, sous une autre forme que celle du texte sacré lui-même indicible, la structure même de tel ou de tel morceau du grand Mythe fondant un grand rituel...
Le dragon de Metz sévissait dans l'ancien amphithéâtre romain. La légende rapporte que saint Clément en débarrassa la ville. Il lui lança son étole autour du cou et le conduisit à la Seille où le monstre disparut. Ce dragon tire son nom de l'allemand "gräulich" (effrayant), dénommé grawelin en 1545-1546 (l'effrayant), graulin en 1571. Son effigie se trouve toujours dans la cathédrale de Metz. Saint Clément aurait détruit le monstre vers le Ier ou le IIe siècle. Cette victoire du saint est toute légendaire, puisque Clément était disciple de saint Pierre. Saint Pierre est mort en 67, et saint Mansuy aurait été disciple de saint Clément, or, saint Mansuy fut le premier évêque de Toul vers 340 ! On s'est probablement servi de cette légende bien plus ancienne pour glorifier le saint. Les Gesta episcoporum de Metz (VIIIe siècle) disent que Clément dressa son premier autel dans l'amphithéâtre, "lequel fut désormais déserté des serpents". Et, trois siècles plus tard, le texte second des Gesta devient: "Le Serpens antiquus est mené à la Seille, et chassée aussi toute la pestifera multitudo". On peut constater d'autre part qu'il est tout à fait curieux que le monstre soit noyé dans la Seille, alors que l'eau est justement l'élément du dragon. Lors de son séjour à Metz en 1547, Rabelais, qui fut secrétaire de la ville en 1546-47, décrivit ainsi le Graoully (ou Graouilly): "Effigie ridicule et terrible aux petits enfants, ayant la tête plus grosse que le corps, avec larges, amples et horrifiques machoires, bien dentelées, tant en-dessus qu'en-dessous, lesquelles avec l'engin d'une petite corde, on faisait l'une contre l'autre, terrifiquement cliqueter". (Pantagruel, IV - 59). Les chroniqueurs de l'époque le décrivirent comme le plus terrible des dragons ayant jamais vécu sur terre.

La procession du Graoully:

Comme dans d'autres villes, une procession du dragon avait lieu à Metz. La dépouille, puis l'effigie, du Graoully était promenée dans les rues de la ville selon un circuit précis, sous les cris vengeurs et les quolibets de la populace qui profitait de l'occasion pour se moquer de la puissance vaincue. L'effigie du Graoully, aux écailles vertes, à la longue queue, griffes sanglantes et large gueule, était bourrée de gâteaux et de tartelettes aux Rogations. Puis le maire de Woippy le conduisait jusqu'au porche de la cathédrale. La procession du dragon est la résurgence des anciens rites agraires de la fertilité. Le dragon, entité chthonienne et divine intimement liée à la Déesse-Mère, devint un monstre maléfique avec l'androcratisation des religions, puis enfin une créature diabolique avec le christianisme.

Souvenir du Graoully:

Le dragon n'a pas fini d'exciter les imaginations. Encore récemment, des empreintes fossiles conservées dans le lias (jurassique inférieur, époque des grands reptiles, environ 200 à 140 millions d'années) aux portes de Metz, lui furent attribuées par un chercheur qui y voyait sans doute l'origine de la légende. La dernière effigie du Graoully, toujours conservée à la sacrisitie de la cathédrale de Metz, n'a que deux pattes et un bec de canard. Le "serpent" sculpté du XIIIe siècle, au n°10 de la rue Chèvremont, a une longue queue, deux pattes et une tête qui rappelle celle d'un loup. Du Graoully viendrait aussi le nom de la rue Taison, car à son approche, dès qu'on le voyait planer lourdement dans les airs à la recherche de proies humaines, les habitants se chuchotaient en tremblant:
- Taisons...taisons...taisons-nous.
Certains affirment même que ce furent ses écailles conservées qui servirent de tuiles pour la nouvelle gare de Metz en 1908...

Le Dragon Sumérien

L’Histoire commence à Summer
Samuel NOAH KRAMER
Arthaud
Collection Clefs du Savoir
ISBN 2-7003-0019-X
© Samuel Noah Kramer et Librairie Arthaud, Paris, 1975Tous droits réservés pour cette traductionPrinted in France
Achevé d’imprimer le 9 Mai 1975
Ce livre est référencé ST 222.21 / 631 à la Bibliothèque Diocésaine de Nancy

Le mot Kur désignait chez les Sumériens l’espace vide compris entre l’écorce de la terre et la Mer primordiale qui se trouvait en-dessous et qu’agitaient en permanence de furieuses tempêtes. Mais il semble que ce mot ait également désigné le Dragon monstrueux chargé de dompter ces Eaux souterraines.
La mise à mort du Dragon est un thème qu’on retrouve dans la mythologie de la plupart des peuples. En Grèce notamment, où abondaient les légendes consacrées aux dieux et aux héros, il n’était presque aucun de ces personnages fabuleux qui n’eût tué son dragon ; tels Héraclès et Persée, les plus célèbres d’entre eux. A l’époque du christianisme, ce furent les saints qui accomplirent cet exploit, comme en témoignent l’histoire de saint Georges et toutes celles qui lui ressemblent. Seuls les noms des personnages et les circonstances varient suivant les pays et les légendes. Mais d’où viennent tous ces récits ? Comme la mise à mort du Dragon était un thème familier de la mythologie sumérienne dès le III ième millénaire avant Jésus-Christ, nous sommes en droit de supposer que les légendes grecques, comme celles qu’on voit réapparaître au début du christianisme, avaient pris naissance à Sumer.

Nous connaissons actuellement trois versions au moins de la mise à mort du Dragon, telle que la racontaient voilà plus de trente-cinq siècles les mythographes sumériens. Les protagonistes de deux d’entre elles sont des dieux, mais le héros de la troisième, Gilgamesh, est un mortel, comme saint Georges dont il est le lointain ancêtre. C’est d’ailleurs dans le prologue d’un poème consacré à un autre exploit de Gilgamesh que se trouve évoquée la légende d’Enki (Gilgamesh, Enkidu et les Enfers) et du Dragon. Le combat eu lieu, semble-t-il, peu après que le ciel et la terre eurent été séparés. Quant au Dragon, il semble bien aussi que c’était ce démon des Eaux dont nous avons parlé. Je dis, il semble, car nous ne disposons malheureusement que d’une douzaine de lignes laconiques pour reconstituer la légende.

Kurt, donc, ayant enlevé du ciel une déesse, Ereshkigal (on pense au rapt de Perséphone), Enki monta dans un bateau et partit à sa rencontre. Le monstre lutta avec fureur, jeta des pierres sur Enki et sa barque, déchaîna contre eux les eaux de la Mer primordiale auxquelles il commandait :

Après qu’An eut enlevé le Ciel ;
Après qu’Enlil eut enlevé la Terre ;
Après qu’Ereshkigal eut été enlevée par Kur, comme sa proie ;
Après qu’il eut mis à la voile, après qu’il eut mis à la voile,

Après que le Père eut mis à la voile contre Kur,
Après qu’Enki eut mis à la voile contre Kur,
Contre le Roi, Kur lança les petites pierres,
Contre Enki, il projeta les grosses pierres,
Ses petites pierres, pierres de la main,
Ses grosses pierres, pierres des roseaux « dansants »
Ecrasèrent la quille de la barque d’Enki
Combattant, comme une tempête à l’assaut.
A l’attaque du Roi, l’eau à l’avant du bateau
Dévorait comme un loup,
A l’attaque du Roi, l’eau à l’arrière du bateau

Frappait comme un lion.
L’auteur du poème n’en dit pas plus long. Il ne tenait pas à s’étendre sur l’histoire d’Enki et du Dragon dans un poème qu’il consacrait à la légende de Gilgamesh. Nous ignorons donc quelle fut l’issue du combat. Mais il est à peu près certain qu’Enki eut la victoire. Et il est permis de supposer que le poète inventa le mythe du Dragon dans le dessein d’expliquer pourquoi, aux temps historiques où il vivait, Enki était considéré comme un dieu de la mer, et pourquoi son temple d’Eridu s’appelait l’Abzu, terme qui signifie « la mer » en sumérien.

Nous retrouvons le même thème de la mise à mort du Dragon dans un autre poème long de plus de six cents lignes et intitulé : la Geste du dieu Ninurta. Pour le reconstituer, on a utilisé plusieurs séries de tablettes et de fragments, dont beaucoup n’ont pas encore été publiés.
Cette fois, le « personnage antipathique de la pièce » n’est pas le monstre Kur, mais Asag, le démon de la maladie, qui séjourne dans le Kur, c’est-à-dire aux Enfers. Le héros du récit est Ninurta, le dieu du vent du sud, qui passait pour être le fils d’Enlil. Mais c’est Sharur, personnification des armes du dieu, qui déclenche le drame.

Pour une raison que nous ne connaissons pas, ce Sharur est devenu l’ennemi du démon Asag. Il vante donc longuement les vertus héroïques et les exploits de Ninurta, puis il l’exhorte à attaquer le monstre et à la tuer. Ninurta se porte à la rencontre d’Asag ; mais il semble qu’il ait affaire à trop forte partie, car il « s’enfuit comme un oiseau ». Sharur lui tient un nouveau discours pour le rassurer. Sur quoi Ninurta attaque sauvagement le démon avec toutes les armes dont il dispose, et le tue.

Mais la mort d’Asag provoque un désastre à Sumer. Les eaux furieuses de la Mer primordiale montent à l’assaut de la terre ; elles empêchent l’eau douce de s’épandre dans les champs et les jardins. Et les dieux qui, jusqu’alors, « portaient la pioche et le panier » de Sumer, c’est-à-dire qui veillaient à l’irrigation et à la culture du pays, sont désespérés. Le Tigre n’a plus de crues ; et l’eau qui coule dans son lit n’est plus « bonne ».

Terrible était la famine, on ne produisait rien.

Aux petites rivières, « nul ne se lavait les mains ».
Les eaux ne montaient pas haut,
Les champs n’étaient pas irrigués ;
On ne creusait pas les fossés d’irrigation,
Dans tous les pays il n’y avait aucune végétation ;
Seules poussaient les mauvaises herbes.
Alors le Seigneur appliqua à cette situation son esprit vigoureux ;
Ninurta, fils d’Enlil, créa de grandes choses.

Ninurta entasse donc des pierres sur le Kur, et en fait un grand mur pour protéger Sumer : les eaux « puissantes » de la Mer primordiale sont contenues et ne peuvent plus monter à la surface de la terre. Ensuite Ninurta rassemble les eaux qui avaient inondé le pays et les draines vers le Tigre. Le fleuve déborde, et sa crue irrigue de nouveau les champs :

Ce qui avait été dispersé, il l’a rassemblé ;
Ce qui avait été dispersé du Kur,
Il l’a conduit et jeté dans le Tigre.
Les hautes eaux, le Tigre les déverse sur les champs.
Et voici qu’alors tout, sur la terre,
S’est réjoui au loin, à cause de Ninurta, le Roi du pays.
Les champs ont produit du grain en abondance,
Le vignoble et le verger ont donné leurs fruits,
La moisson s’est entassée sur les collines et dans les greniers.
Le Seigneur a fait disparaître le deuil de la Terre,

Il a comblé de joie l’esprit des dieux.

Cependant, Ninmah, la mère de Ninurta, apprend les exploits héroïques de son fils. A l’idée des dangers qu’il a courus, son coeur se serre ; elle est si impatiente de le voir qu’elle n’arrive plus à dormir dans sa « chambre à coucher ». Elle voudrait qu’il lui permette de venir le visiter et le contempler. Ninurta entend sa prière. Quand elle arrive, il la considère avec « l’oei-de-la-vie » et lui dit :

O Dame, parce que tu as voulu venir au Kur,

O Ninmah, parce que à cause de moi,
tu voudrais pénétrer dans ce pays hostile,
Parce que tu ne redoutes pas l’horreur de la bataille
qui se déroule autour de moi,
Alors, de la colline que moi, le Héros, j’ai amoncelée,
Que le nom soit Hursag (montagne) et que tu en sois Reine.

Ensuite, il bénit Hursag, la montagne, afin qu’elle puisse produire toutes sortes de plantes ; du vin et du miel ; des arbres de diverses espèces ; de l’or, de l’argent et du bronze ; du gros bétail, des moutons, ainsi que toutes les autres « créatures à quatre pattes ». Puis il s’adresse aux pierres : il maudit celles qui ont pris parti contre lui tandis qu’il combattait le démon Asag, et bénit celles qui lui sont restée fidèles. Par son style et son accent, ce passage fait songer à celui où, dans la Genèse (chapitre XLIX), sont bénits et maudits tour à tour les fils de Jacob. Puis le poème se termine par un long hymne à la gloire de Ninurta.

La troisième légende sumérienne qui évoque la mise à mort du Dragon est relatée dans un poème que j’ai intitulé Gilgamesh et le Pays des Vivants. Le texte n’en est pas complet (voir la fin dans The Sumerians, op. cit., pp. 190-197. A.D.A). Les quatorze tablettes et fragments découverts à ce jour ne permettent d’en restituer que cent soixante-quatorze lignes. Mais elles suffisent à nous persuader que ce poème a dû exercer du double point de vue affectif et artistique un attrait considérable sur le public sumérien, au demeurant fort crédule. L’oeuvre tire sa puissance poétique de son thème principal, l’angoisse de l’homme devant sa mort, et la possibilité pour l’homme de la sublimer en se procurant une gloire immortelle. L’auteur a su choisir avec intelligence les péripétie de son oeuvre, et les détails qu’on y relève sont à la vérité les plus propres à éveiller les accents poignants qui y prédominent. Le style en est également remarquable : le poète est parvenu à obtenir un effet rythmique approprié en usant habilement des procédés de la répétition et du « parallélisme ». Tout compte fait, ce poème est l’une des plus belles oeuvres littéraires sumériennes que nous connaissions ; en voici le résumé :

Le seigneur Gilgameh, roi d’Uruk, sait bien qu’il devra un jour quitter le monde, comme tous les mortels. Mais, avant de mourir, il veut du moins « élever son nom ». Il prend donc la décision de se rendre au lointain « Pays des Vivants », sans doute pour en abattre les cèdres, et les rapporter à Uruk. Il s’ouvre de ce projet à son fidèle servant, son ami Enkidu. Ce dernier lui conseille de ne rien entreprendre avant d’avoir fait part de ses intentions au dieu du soleil Utu, qui veille sur le pays des Cèdres.

Gilgamesh suit le conseil d’Enkidu ; il apporte des offrandes à Utu, et lui demande de l’assister au cours de son voyage au « Pays des Vivants ». Utu semble d’abord douter que Gilgamesh puisse avoir quelque chose à y faire. Mais le héros insiste et se montre si éloquent qu’il parvient à se concilier le dieu. Utu lui promet son appui ; le texte nous permet de supposer qu’il se propose de neutraliser sept démons hargneux - personnification de météores destructeurs - ,qui pourraient mettre Gilgamesh en péril losrqu’il traversera les montagnes qui s’élèvent entre Uruk et le « Pays des Vivants ». Gilgamesh est au comble de la joie ; il rassemble à Uruk cinquante compagnons, gens sans attaches, qui n’ont ni « maison » ni « mère », et sont prêts à le suivre où qu’il aille et quoi qu’il fasse. Puis il leur fait confectionner des armes. Et la petite troupe se met en route.

Nous ne savons pas exactement ce qui arrive à Gilgamesh et à ses compagnons lorsqu’ils sont parvenus à franchir la septième montagne, car le passage correspondant du poème comporte de graves lacunes. A l’endroit où le texte redevient lisible, nous apprenons que le héros s’est endormi d’un profonde sommeil ; l’un de ses hommes s’efforce de le réveiller, et n’y réussit qu’à grand-peine. Gilgamesh retrouve sa lucidité ; il n’a déjà perdu que trop de temps ; il jure par la vie de sa mère Ninsun et par la vie de son père Lugalbanda qu’il pénétrera dans le « Pays des Vivants » et que nul, ni homme ni dieu, ne pourra l’en empêcher.

Cependant, Enkidu le supplie de rebrousser chemin ; il lui rappelle que le gardien des cèdres est le terrible monstre Huwawa, qui tue tous ceux auxquels il s’attaque. Mais Gilgamesh fait fi de ce prudent conseil. Il est persuadé que si Enkidu lui prête main-forte, rien de fâcheux ne pourra leur arriver ; il l’exhorte donc à vaincre sa peur, et à marcher de l’avant avec lui.
Tapi dans « sa maison de cèdre », le monstre Huwawa voit approcher Gilgamesh, Enkidu et leurs compagnons d’aventure. Furieux, il cherche à les mettre en fuite, mais en vain. A cet endroit du poème, le texte présente une lacune de quelques lignes. Nous apprenons ensuite que Gilgamesh, après avoir abattu sept arbres, se trouve face à face avec Huwawa, dans la chambre même, semble-t-il, où ce dernier ce tient. Fait étrange, à peine Gilgamesh l’a-t-il attaqué, que le monstre est rempli de terreur. Il adresse une prière au dieu du soleil Utu, et supplie le héros de ne pas le tuer. Gilgamesh incline à se montrer clément ; en des phrases qui ont une allure d’énigme, il propose à Enkidu de rendre à Huwawa sa liberté. Mais Enkidu estime que ce serait une imprudence. Sur quoi, le monstre s’indigne. Pour finir, les deux compères lui coupent la tête. Il semble qu’ils apportent ensuite son cadavre à Enlil et à Ninlil. Nous ne savons pour ainsi dire rien de ce qui se passe plus tard, car après le passage que je viens de résumer, il ne subsiste plus que quelques lignes fragmentaires. Voici la traduction littérale des parties les plus intelligibles du poème :

Le Seigneur, vers le Pays des Vivants, tourna son esprit,
Le Seigneur Gilgamesh, vers le Pays des Vivants,
tourna son esprit ;
Il dit à son serviteur Enkidu :
« O Enkidu, la brique et le sceau
n’ont pas encore amené le terme fatal.
Je voudrais pénétrer dans le Pays, je voudrais « élever » mon nom,
Dans ces endroits où des noms ont été « élevés »,
je voudrais « élever » mon nom,
Dans ces endroits où des noms n’ont pas été « élevés »,
je voudrais « élever » les noms des dieux.

Son serviteur Enkidu lui répondit :
« O mon maître, si tu veux pénétrer dans le Pays,
préviens Utu,
Préviens Utu, le héros Utu -
Le Pays est sous la garde d’Utu,
Le Pays du cèdre coupé, c’est le héros Utu qui en a la garde -
préviens Utu ! »

Gilgamesh s’empara d’un chevreau tout blanc ;
Il serra sur sa poitrine un chevreau brun, une offrande.
Dans sa main, il prit le bâton d’argent de son...
Il dit à Utu le Céleste :
« O Utu, je voudrais pénétrer dans le Pays, sois mon allié.

Je voudrais pénétrer dans le Pays du cèdre coupé, sois mon allié. »
Utu le Céleste lui répondit :
« Il est vrai que tu es..., mais qu’es-tu pour le Pays ?
- O Utu, je voudrais te dire un mot, à ma parole prête oreille ;
Je voudrais que ce mot te parvienne, prête l’oreille :
Dans ma ville l’homme meurt, le coeur est opressé ;
L’homme périt, le coeur est lourd.
J’ai jeté un coup d’oeil par-dessus le mur,
Vu les cadavres... flottant dans la rivière.
Quant à moi, mon sort sera le même ; en vérité, il en est ainsi.

L’homme le plus grand ne peut toucher le ciel,
L’homme le plus large ne peut couvrir la terre.
La brique et le sceau n’ont pas encore amené le terme fatal,
Je voudrais pénétrer dans le Pays, je voudrais « élever » mon nom,
Dans ces lieux où des noms ont été « élevès »,
je voudrais « élever » mon nom,
Dans ces lieux où des noms n’ont pas été « élevés »,
je voudrais « élever » les noms des dieux. »
Utu accepta donc ses pleurs en guise d’offrande.
Comme à un homme pitoyable, il lui accorda sa pitié.

Les sept héros, fils d’une même mère,...

Il les emmena dans les grottes des montagnes.
Celui qui a abattu le cèdre se comporta joyeusement,
Le seigneur Gilgamesh se comporta joyeusement.
Dans sa ville, comme un seul homme, il...,
Comme deux compagnons, il...,
« Qui a une maison, à sa maison ! Qui a une mère, à sa mère !
Que les hommes seuls qui voudraient faire ce que j’ai fait,
au nombre de cinquante viennent à mon côté ! »

Celui qui avait une maison, à sa maison !

Celui qui avait une mère, à sa mère !
Les hommes seuls qui voulaient faire ce qu’il a fait,
au nombre de cinquante, vinrent à ses côtés.

A la maison des forgerons il porta ses pas,
Le..., la hache-..., son « Pouvoir d’héroïsme », il les fit fondre là.
Vers le jardin... de la plaine il porta ses pas,
L’arbre-..., le saule, le pommier, le buis, l’arbre-...,
il les abattit.
Les « fils » de la cité qui l’avaient accompagné les prirent en mains.

Il les toucha, mais il ne se levait pas ;

Il lui parla, mais il ne répondit pas.
« Toi qui es étendu, toi qui es étendu,
O Gilgamesh, seigneur, fils de Kullab,
combien de temps resteras-tu étendu ?
Le Pays s’est assombri, sur lui les ombres se sont étendues,
Le crépuscule a emmené sa lumière,
Utu s’est dirigé, tête haute, vers le sein de sa mère, Ningal.
O Gilgamesh, combien de temps resteras-tu étendu ?
Ne laisse pas les « fils » de ta ville, qui t’ont accompagné,
T’attendre debout au pied de la montagne.

Ne laisse pas la mère qui t’a donné naissance
être conduite sur la « place » de la ville. »

Gilgamesh consentit.
De sa « parole d’héroïsme » il se couvrit comme d’un manteau ;
Son manteau de trente sicles qu’il portait à la main,
il l’enroula autour de sa poitrine.
Comme un taureau, il se dressa sur la « Grande Terre ».
Il pressa sa bouche contre le sol, ses dents claquaient.
« Par la vie de Ninsun, la mère qui m’a donné le jour,
et par Lugalbanda, mon père !
Deviendrai-je pareil à celui qui s’assied,

au grand étonnement de tous,
sur les genoux de Ninsun,
la mère qui m’a donné le jour ? »

Une deuxième fois, il dit :
« Par la vie de Ninsun, la mère qui m’a donné le jour,
et par Lugalbanda, mon père,
Jusqu’à ce que j’aie tué cet « homme », si c’est un homme,
jusqu’à ce que je l’aie tué, si c’est un dieu,
Mes pays dirigés vers le Pays, je ne les dirigerai pas vers la cité. »

Le fidèle serviteur implora et... la vie,
Il répondit à son maître :
« O mon mâitre, toi qui n’as jamais vu cet « homme »,

tu n’es pas frappé de terreur ;
Moi qui ai vu cet « homme », je suis frappé de terreur.
Ce guerrier, ses dents sont les dents d’un dragon,
Sa face est la face d’un lion,
Son... est l’eau de crue qui se déverse ;
A son front qui dévore arbres et roseaux, nul n’échappe.
O mon maître, fais route vers le Pays,
je ferai route vers la cité :
Je dirai à ta mère ta gloire, qu’elle s’exclame ;
Je lui dirai ta mort imminente, qu’elle verse des larmes amères. »

« Pour moi un autre ne mourra pas ;

la barque chargée ne sombrera pas,
Le tissu plié en triple ne sera pas coupé ;
Le... ne sera pas écrasé ;
La maison et la cabane, le feu ne les détruira point.
Aide-moi et je t’aiderai, que peut-il nous arriver ?

Viens, avançons, nous poserons les yeux sur lui,
Si, quand nous avançons,
La peur arrive, si la peur arrive, fais-lui rebrousser chemin ;
Si la terreur arrive, si la terreur arrive, fais-lui rebrousser chemin.
Dans ta..., viens, avançons. »

Quand ils n’étaient pas encore parvenus

à une distance de douze cents pieds,
Huwawa... sa maison de cèdre,
Sur lui fixa son regard, son regard de mort,
Il hocha la tête pour lui, il hocha la tête devant lui.

Lui, Gilgamesh, lui-même déracina le premier arbre.
Les « fils » de la cité qui l’accompagnaient,
Coupèrent son feuillage, le lièrent,
Le déposèrent au pied de la montagne.
Après qu’il eut fait disparaître le septième,
il approcha de la chambre de Huwawa,
Il se dirigea vers le « Serpent du Quai-au-vin » dans son mur,

Comme un qui appliquerait un baiser, il le souffleta.

Les dents de Huwawa s’entrechoquèrent,... sa main trembla.
« Je voudrais te dire un mot...,
O Utu, de mère qui m’ait donné le jour je n’en connais point,
de père qui m’ait élevé, je n’en connais pas :
C’est toi dans le Pays qui m’as donné naissance, et qui m’as élevé. »
Il adjura Gilgamesh par la vie du Ciel,
par la vie de la Terre, par la vie des Enfers.
Il le prit par la main, le conduisir à...
Alors, le coeur de Gilgamesh fut saisi de pitié pour...,

Et il dit à son serviteur Enkidu :
« O Enkidu, laisse l’oiseau capturé retourner chez lui,
Laisse l’homme capturé retourné au giron de sa mère. »

Enkidu répondit à Gilgamesh :
« Ce géant qui n’a pas de raison,
Namtar (Démon de la mort) le dévorera
Namtar qui ne fait pas de distinctions.
Si l’oiseau capturé retourne chez lui,
Si l’homme capturé retourne au giron de sa mère,
Tu ne retourneras pas dans la cité de la mère qui t’a enfanté. »

Huwawa dit à Enkidu :

« Contre moi, ô Enkidu, tu lui as parlé en mal,
O homme loué..., tu lui as parlé en mal ! »

Quand il eut ainsi parlé,
Ils lui coupèrent le cou,
Placèrent sur lui...,
Et l’apportèrent devant Enlil et Ninlil.

Mythologie de La Goule

Sainte Radegonde et la légende de La Grande Goule

Paul Verdier
Bulletin de la Société de Mythologie Française
N° ISSN 1151-2709
N° 164 - Avril 1992
Bulletin Trimestriel

Il serait impardonnable de ne pas profiter de ce que la chrétienté célèbre en cette année 1987 le quatorzième centenaire de l’abbaye de Sainte-Croix à Poitiers pour parler un peu d’une des aventures mythologiques de la Sainte Reine en cette cité.

Il ne peut pas être inutile de rappeler toute une part de notre passé religieux antérieur au christianisme dans cette région comme dans beaucoup d’autres. En celà, je ne ferai que de traiter de mythologie française et j’essaierai donc d’éclairer mon propos d’un jour quelque peu inédit.

Quelques constatations :

C’est en l’an 587 que la reine de France, Radegonde, fuyant son mari et la barbarie de sa cour, son paganisme également, vint s’installer dans la région de Poitiers d’abord, dans la ville même ensuite, et y fonda un grand monastère de femmes. Sa venue dans le pays s’apparente à une vaste épopée mythique, puisqu’elle est émaillée de merveilles telles que n’en peuvent connaître que les saints, et parmi les plus grands. Alors que, femme sans défense, elle abandonne la cour dont elle était la maîtresse, elle ne doit sa liberté qu’à l’incapacité de son mari de la rattraper : pour lui échapper, elle fait, par exemple, croître et mûrir des avoines en plein mois d’Avril, parce qu’elle a alors rencontré sur son chemin un pauvre semeur qui eut pitié d’elle et de ses suivantes et qui voulut bien les cacher à leurs poursuivants...

Quand elle fut arrivé à Poitiers, elle installa son monastère auprès des fortifications, établissant même l’une des églises conventuelles hors les murs et c’est notre actuelle église Sainte-Radegonde. Ce temple est à quelques centaines de mètres d’un faubourg, situé à l’Est de la ville et dit de Montbernage ; presque en face de l’église, sur l’autre rive du Clain sourd une source peut-être sacrée autrefois et la rivière était guéable à cet endroit presque toute l’année...

C’est dans cette région de la ville que l’on connaissait une légende fort importante : un grand serpent ailé et anthropophage venait y sévir, arrivant d’un autre faubourg par la voie des airs depuis une grotte appelée encore aujourd’hui “ grotte à Calvin ”. Le Dragon dévorait tel ou tel personnage célèbre de la ville... Mais bientôt il aurait surtout pris l’habitude d’enlever quelques religieuses du couvent pour apaiser sa faim. Ainsi, si le Dragon est anthropophage, il devient surtout, pour tous, mangeur de femmes, ou mieux dévoreur de vierges... Et ce dernier point me paraît tout à fait fondamental pour la légende.

Jouyneau Desloges, dans les Mémoires de l’Académie celtique en 1809, reprenant dans beaucoup de points un texte de Thibaudeau dans son Histoire de Poitiers en 6 volumes de 1783, met ce dragon en parallèle avec le Graouilly de Metz et la Gargouille de Rouen, ajoutant même que l’on peut compter aussi parmi les monstres identiques, celui que connaît la ville de Niort et quelques autres également.

Ainsi, Poitiers présente une situation relativement rare en mythologie française, sans qu’elle soit pour celà exceptionnelle, et la ville fête à deux moments de l’année une sainte Saurochtone, durant les Rogations où elle est en compagnie de la Grand’Goule et au 13 Août (Note2).

Les saintes Saurochtone sont, dans le sanctoral chrétien, extrêmement rares, l’apanage de ce phénomène étant surtout dévolu à des saints. On connaît surtout une sainte Saurochtone, qui est presque le prototype de toutes ses soeurs : c’est sainte Marthe que le sanctoral célèbre à la fin du mois de juillet, le 29 exactement. Or, sainte Radegonde est célébrée quelques jours plus tard seulement, le 13 août. Peut-être conviendrait-il de voir dans le parallélisme des attributions une parenté plus importante dans la date d’inscription de leurs fêtes au sanctoral ; comme si l’on pouvait supposer que les saintes que les chrétiens vont fêter dans la dernière partie du mois de Juillet et la première quinzaine du mois d’Août ont cette particularité essentielle d’être d’abord Saurochtone. Ajoutons que sainte Marguerite, célébrée au 20 Juillet, est également présentée sous cette particularité.

Mais si toutes ces saintes ont leur célébration à ce moment de l’année rituelle, il faut encore préciser que leur victime était célébrée, elle, au sein de l’église catholique au cours de la cérémonie des trois jours des Rogations, instituée par l’évêque de Vienne, en Gaule, saint Mamert, dans le cours du Vème siècle ; je supposerais même bien volontiers que le saint évêque a fait célébrer les trois jours de processions expiatoires et rogatoires pour christianiser de fort anciens cultes, non chrétiens bien évidemment, adressés à un Dragon maléfique qu’il convenait de se concilier pour apporter à travers des sortes de rites de fécondité une bénédiction particulière à la Terre et aux hommes en ce début de printemps.

Les Rogations se célèbrent, en effet, les lundi, mardi et mercredi qui précèdent l’Ascension. Or, cette dernière fête étant déterminée par rapport à la position de Pâques dans le calendrier, est, par voie de conséquence, une fête de calendrier lunaire. Mettons nous donc dans le cas le plus sacré d’un tel calendrier : Pâques est à son maximum de sacralité lorsqu’il coïncide avec la célébration païenne de l’Equinoxe de printemps, c’est-à-dire, à l’époque des débuts de la chrétienté, au 25 Mars. Ainsi, la Pâque la plus sacralisée est celle au cours de laquelle le Christ-Dieu connaîtra sa Résurrection après avoir connu sa Passion. Dans le Mythe chrétien, cette Pâque-ci aura été célébrée au 25 Mars, tout comme la Noël 33 ans plus tôt aura eu lieu un 25 décembre exactement, date du Solstice d’hiver. Le Christ-Dieu sanctifiait ainsi deux grandes dates de l’Histoire des hommes qui revenaient ensuite régulièrement dans le calendrier, un Solstice d’hiver et un Equinoxe de Printemps.

Au temps où Pâques coïncide avec l’Equinoxe, la série des fêtes instituées selon un calendrier lunaire et non pas solaire, comme la Pentecôte, l’Ascension etc..., est évidemment dans une position extrêmement sacralisée par la présence du Christ. Ainsi, les trois jours des Rogations entrent dans cette série de fêtes et leur date coïncide alors avec celle du Premier Mai. Dans la religion celtique, on fêtait à ce moment de l’année liturgique une grande fête appelée Beltène ; il est donc permis de supposer une possibilité d’adéquation entre Beltène et la Fête des Rogations. Il faut alors rappeler ce que l’on rencontre à ce moment de l’année dans le rituel chrétien : tout d’abord, la tradition chrétienne cherchera à sanctifier la totalité du mois de Mai en l’attribuant à Marie et en en faisant un symbole de sa Pureté ; le printemps, temps de la poussée des pulsions essentielles de l’animal comme de l’Homme et surtout de leurs poussées sexuelles, peut être consacré aussi, pour l’église catholique à la chasteté de l’Amour.

Mais quelques jours avant l’initiale de ce mois, nous rencontrons également une des grandes fêtes chrétiennes pour un saint sur la validité duquel on peut s’interroger : le 23 avril saint Georges libère une Vierge en danger (Note 3).

L’aventure de saint Georges est suffisament connue pour que je n’aie pas à y revenir en détails : on pourra la trouver, par exemple dans les Bollandistes, dans la Légende dorée de J. de Voragine. Je tirerai le petit résumé qui suit de cette dernière oeuvre. C’est au bord d’un “ étang grand comme une mer ” que se situe la ville où arrive saint Georges, un jour. Dans cette étang “ se cachait un dragon pernicieux, qui souvent avait fait reculer le peuple venu avec des armes pour le tuer ; il lui suffisait d’approcher des murailles de la ville pour détruire tout le monde avec son souffle. Les habitants se virent forcés de lui donner chaque jours deux brebis, afin d’apaiser sa fureur ; autrement, c’était comme s’il s’emparait des murs de la ville ; il infectait l’air en sorte que beaucoup mouraient. Or, les brebis venant à manquer et ne pouvant être fournies en quantité suffisante, on décida en un conseil qu’on donnerait une brebis et qu’on y ajouterait un homme. Tous les garçons et les filles étaient désignés par le sort et il n’y avait d’exception pour personnes. ” (Op. c., édition Garnier-Flammarion, 1967, tome I, pp. 296-297).
Sans avoir l’intention de faire une explication complète de ce texte, je souhaiterais cependant attirer l’attention sur ce qui pourrait passer pour un détail et qui m’apparaît cependant comme l’essentiel :

- Le dragon est certes un animal carnivore et malveillant,
- Si on ne pourvoit pas à sa nourriture, il se venge en envoyant aux hommes la maladie, sans doute la peste.
- C’est un animal de l’air, de l’air fétide même ; mais également un animal de l’eau ; il habite dans un étang semblable à une mer. C’est donc un animal des eaux dormantes.
- La localisation de son domicile est en Libye, donc au Sud-Est par rapport aux contrées d’Europe où se situent les lecteurs de l’auteur.
- Il se nourrit d’abord de deux brebis par jour. Puis lorsqu’il n’y a plus assez de ces animaux, il exige des hommes, jeunes uniquement, même si notre texte n’est pas totalement explicite à ce sujet. Et dans d’autres versions, ce ne sont pas des individus de sexe masculin qui sont ainsi sacrifiés, mais exclusivement des jeunes femmes, mieux encore, des jeunes vierges. La suite du récit de saint Georges confirme bien encore cette lecture...

Cette notion de nourriture carnée nous arrêtera quelques temps, car elle est importante. Nous sommes, au moment de ces événements, à la fin du mois d’Avril ; c’est-à-dire que le soleil, à ce moment, et dans notre Occident chrétien du XIII ième siècle, est astronomiquement dans le signe du Bélier depuis le 22 Mars jusqu’au 20 Avril. Ensuite, il entrera dans le signe du Taureau du 21 Avril jusqu’au 21 Mai.

Si l’on avait voulu symboliser une aventure solaire, pour l’astre divinisé, on aurait pu ainsi présenter les choses : le soleil avançant dans la maison du Bélier va donc se nourrir chaque jour de brebis ; lorsqu’il va sortir de cette maison, durant sa course annuelle, pour entrer dans la suivante, les brebis s’épuisent ; par contre, alors qu’il entre dans le mois de Marie, antérieurement sans doute consacré aussi à une jeune Vierge, on va lui fournir en nourriture quelques jeunes vierges, d’abord en concurrence avec des brebis, puis ensuite seules... Il faudrait donc admettre, dans cette lecture, l’équivalence du dragon avec le soleil. Ainsi, saint Georges, comme saint Michel, par ailleurs eux aussi symboles solaires, vont-ils entrer en conflit ouvert et violent avec un dieu Soleil dont l’avatar est le dragon.
Et le rituel chrétien de la procession des Rogations montre bien que c’était en ces jours, antérieurement, que le Dragon subissait une défaite ; en effet, tant le Dragon “ vulgairement appelé chair salée, de saint Loup, évêque de Troye ” que celui dont parle, en termes généraux, Messire Jean Beleth dans son Divin. offic. explicatio. ont un traitement totalement différent durant les trois jours des Rogations. Voici le texte de Messire Jean Beleth (pp. 549-550) :

“ Draco, qui triduo illo deportatur inflata et longua cauda, duobus quidem diebus ante crucem et vexilla, postea ultimo retro... ”

Ainsi, aux deux premiers jours, le Dragon triomphant était en tête de la procession, avec la queue gonflée et dardée ; et au troisième jour, c’est tourné dans le sens inverse de la marche de la procession et la queue dégonflée qu’il était présenté : en vaincu par conséquent.
Ce rituel, à peu près général en France aux processions des Rogations où se trouvait un Dragon, était évidemment suivi aussi à Poitiers où l’abbaye de sainte Croix possédait trois enseignes de processions dont la célèbre Grand-Goule.

Pour me résumer, je voudrais suggérer que :

a) Le dragon de l’abbaye de Sainte-Croix, habitant une Grotte au bord du Clain possède les mêmes qualités que ses “ confrères ” et notamment que celui que saint Georges va combattre.
b) Ce Dragon pourrait bien être une figuration, un avatar antique du Soleil et que, dans ce cas, le rituel de sacrifice humain que l’on connaît pourrait fort bien reprendre en la symbolisant la course annuelle du Soleil dans les signes du Zodiaque.
c) La fête des Rogations, au cours des trois jours qui précèdent l’Ascension, reprendrait sans doute l’ancien rituel de Beltène celtique, et manifesterait aux yeux des fidèles que c’est à cette date que le Dragon menaçant va subir une importante défaite.
d) Cette défaite lui est habituellement imposée par un personnage masculin divinisé ou, pour les chrétiens, par un saint. Plus rarement par une sainte. Mais c’est la particularité de Poitiers.
e) Dans le cas, les saintes saurochtones sont généralement célébrées à la fin de juillet ou au défaut d’août.

Notes :

(2) On notera, du reste, que les activités légendaires de la Sainte poitevine ont quelque chose à voir, et peut-être été célébrées dans le peuple, avec la période allant du mois d’Avril au moi de Mai ; en somme avec la Beltène des Celtes... Le Miracle des avoines dont je viens de faire état en passant se situe à la même période rituelle que l’aventure de la Grande’Goule dont je vais parler...

(3) Dans mon Peau d’Ane, Saint Georges et le Dragon, communication faite au colloque du Centre d’études médéivales de l’Université de Nice, Nice, 1987, à paraître dans les Actes de ce colloque, publiés par la Revue RAZO.